La Vertigineuse ou comment transformer son travail quand on vit avec la migraine

Par Migraine Québec • Le 11 octobre 2023


Par Isabelle Mahy.

On attend des professeur·es d’université qu’ils et elles fassent de la recherche, publient et enseignent dans des environnements qui sont maintenant entièrement passés au numérique. Qu’il soit question de télécharger un article d’une base de données, d’en écrire un ou de sauvegarder une copie de ses dossiers dans le nuage, d’enseigner en classe – ou en ligne –, le plus gros du temps consacré au travail se passe devant un écran. En temps de pandémie, ce temps s’accroit. À peu près toutes les activités professionnelles – et plusieurs d’ordre personnel – exigent ce face-à-face avec l’écran d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone. Cette panoplie d’outils de communication est devenue incontournable et il est impossible de participer à la société sans elle.

Dès lors, quels sont les impacts pour une chercheure qui se trouve soudainement incapable de les utiliser? Quoi faire quand regarder un écran devient synonyme de douleurs physiques aigües? Que se passe-t-il quand l’interaction entre les muscles optiques, le système vestibulaire et l’inévitable instrument de travail numérique engendre une douleur telle que la réalisation des tâches les plus anodines devient impossible? C’est cette expérience que je relate ici en rendant publique cette épreuve qui continue à bouleverser ma vie chaque jour et qui a fait de moi une personne en situation de handicap invisible, souffrant de manière chronique de migraine et de migraine vestibulaire.

Une des conséquences les plus importantes de cette situation est une fracture qui se crée entre les personnes qui sont en état de participer à la société et les autres, les laissés-pour-compte qui vivent avec un handicap. Ces derniers vivent dans un monde parallèle. Alors que la numérisation de la société s’est généralisée et qu’il semble bien qu’il n’y ait pour moi d’autre option que de me dénumériser pour me protéger, je me trouve devant une impasse. Est-il tout de même possible pour moi de continuer à travailler? J’aime faire de la recherche, mais comment pourrais-je le faire autrement, en mettant le numérique au service du vivant, à mon service, et non l’inverse? C’est ce dont je vais vous faire part, en relatant mon expérience, celle d’une chercheure en situation de handicap dans sa quête de découverte. Par le biais d’un récit illustré, je raconte le handicap tel que je le vis de l’intérieur tout en abordant les connaissances scientifiques provenant principalement de l’anthropologie, des études sur le handicap et de l’art. Ces apports permettront de comprendre en quoi et comment la création artistique devient une source de bien-être, de joie et de résonance avec le monde.

Je vais également rendre visible une réalité qui diffère des représentations habituelles que se font les personnes qui ne sont pas frappées par cette maladie. C’est aussi une forme de réponse que j’adresse aux milieux de travail où il y a fort à faire pour faire évoluer les choses. C’est donc un geste éthique et politique que je pose ici, pour susciter la réflexion au sein de ces milieux, en invitant les personnes chargées des politiques, normes et règles d’inclusion à tenir compte très concrètement des personnes vivant avec un handicap invisible afin que celles-ci évitent la discrimination, l’exclusion, l’isolement, la dépression et parfois même le suicide. Alors que la société tend vers l’ouverture à la différence, il y a encore beaucoup à faire pour sensibiliser les milieux de travail à l’inclusion des personnes vivant avec la migraine, ce handicap invisible.

 

Joan, le lit et moi

L’écrivaine américaine Joan Didion souffrait de migraine. Le récit qu’elle fait de son quotidien me rejoint, je me reconnais vraiment, et la dernière phrase qu’elle écrit est troublante de vérité.

Three, four, sometimes five times a month, I spend the day in bed with a migraine headache, insensible to the world around me. Almost every day of every month, between these attacks, I feel the sudden irrational irritation and the flush of blood into the cerebral arteries which tell me that migraine is on its way, and I take certain drugs to avert its arrival. If I did not take the drugs, I would be able to function perhaps one day in four. The physiological error called migraine is, in brief, central to the given of my life.

The actual headache, when it comes, brings with it chills, sweating, nausea, a debility that seems to stretch the very limits of endurance. That no one dies of migraine seems, to someone deep into an attack, an ambiguous blessing. (Didion, 1968, p. 170)1

1. Trois, quatre, et parfois cinq fois par mois, je passe la journée au lit, affligée par la migraine, insensible au monde qui m’entoure. Presque chaque jour de chaque mois, entre ces attaques, je ressens une soudaine irritation irrationnelle et un afflux de sang dans les artères cérébrales qui me préviennent que la migraine est en route. Je prends alors certains médicaments pour éviter son arrivée. Si je ne prenais pas ces médicaments, je serais fonctionnelle environ un jour sur quatre. Cette erreur physiologique nommée migraine est en fait centrale à ce qu’est ma vie.

Quand elle survient, la migraine s’accompagne de frissons, de transpiration, de nausée, créant une souffrance qui met à l’épreuve les dernières limites de l’endurance. Que personne ne meurt de migraine apparaît, pour quelqu’un qui est au cœur d’une attaque, comme une bénédiction ambigüe (traduction de l’autrice).

 

Dessin 1. Tête sismique

État de la situation

La migraine

On l’identifie dès l’époque romaine, au IIe siècle, quand le médecin philosophe Claudius Galien crée le terme hemicrania, une douleur qui affecte la moitié de la tête. Les termes vont changer au fil du temps mais les symptômes demeurent. L’OMS décrit la migraine comme suit : elle apparaît le plus souvent à la puberté et touche surtout les personnes de 35 à 45 ans; elle est 2 fois plus fréquente chez les femmes que chez les hommes en raison des influences hormonales; elle est déclenchée par l’activation d’un mécanisme dans les profondeurs du cerveau qui provoque la libération de substances inflammatoires, engendrant la douleur, autour des nerfs et des vaisseaux sanguins de la tête; elle est récurrente, sévit souvent toute la vie et se caractérise par des crises. Les crises présentent les caractéristiques suivantes : céphalée qui peut être d’intensité modérée à sévère, avec une douleur unilatérale et/ou pulsatile; aggravée par les activités physiques habituelles; peut durer de quelques heures à 2 ou 3 jours; la fréquence se situe entre une fois par an et une fois par semaine. La migraine frapperait 14 % de la population mondiale à un moment ou l’autre de sa vie et ce serait la 3e maladie la plus répandue à travers le monde. Bien que la migraine soit la 2e cause d’invalidité la plus répandue au monde et qu’elle arrive au 1er rang des maladies neurologiques causant ces incapacités, elle reste largement méconnue, malgré les impacts humains, sociaux et économiques qu’elle entraine. Au Canada, en 2014, elle touchait trois millions de personnes.

 

Dessin 2. Éruption volcanique

La migraine est sous-diagnostiquée et insuffisamment traitée. En effet, en 2019, plus de 50 % des personnes qui en sont atteintes ne recevaient pas de diagnostic. Contrairement à plusieurs autres maladies qui bénéficient de campagnes de sensibilisation, la migraine est souvent confondue, à la fois par les personnes non-diagnostiquées et par leurs proches, avec le mal de tête passager ou encore, elle fait l’objet de dénigrement par les proches de la personne qui en souffre : « Prends deux Tylenol, ça va aller » ou encore : « Tu as encore mal à la tête?! ». En d’autres termes, les personnes migraineuses ne sont généralement pas perçues comme vivant une situation de handicap et force est de constater que la sensibilisation à cette réalité reste à faire. Pourtant, en 2016, l’OMS place la migraine dans la liste des dix maladies les plus invalidantes au monde. À cause des multiples manifestations de la migraine et de l’incompréhension des proches ou des collègues de travail, les personnes migraineuses souffrent souvent d’isolement, de dépression et d’anxiété, ce qui réduit ou rend inexistants les liens sociaux.

 

Dessin 3. Les édifices tombent sur moi

Selon Fuller-Thomson et Hodgins, en 2019, on note que la prévalence de tentatives de suicide est également trois fois plus élevée chez les personnes vivant avec la migraine que chez les non-migraineux. Leur perception d’elles-mêmes se réduit progressivement à n’être que leur maladie. Leur identité peut s’en trouver gravement affectée. En effet, par la combinaison de facteurs internes comme l’éclosion de migraine soudaine et de facteurs environnementaux comme de simples bruits ou odeurs, les personnes migraineuses se retrouvent potentiellement forcées à s’isoler pour tenter de composer avec la douleur. D’après Le Breton, elles se retrouvent ainsi socialement exclues, dépressives, anxieuses et parfois suicidaires car « l’irruption de la douleur, et son installation dans la durée, marque une rupture biographique, une cassure d’existence entre l’avant et l’après, une radicale redéfinition de soi. L’unité de soi est fragmentée. L’individu a le sentiment de n’être plus que la créature de sa douleur ».

 

Dessin 4. Bienvenue dans ma quête

Cela dit, leur situation peut être amenée à s’améliorer, au moins momentanément, entre autres par l’exploration réflexive de leur condition et de leur souffrance grâce à la création artistique. De même, elles peuvent par-là partager leur expérience avec d’autres, ce qui renforce leur sentiment d’appartenance à une communauté de pratique créative, tel que rapporté par Henare, Hocking et Smythe en 2003.

 

Dessin  5. Tout passe par le numérique

Arts et handicap — Redéfinition de l’identité

L’expression artistique offre donc la possibilité de s’exprimer par le sensible. Les personnes vivant avec un handicap tel que la migraine trouvent ainsi la possibilité d’explorer l’expérience de leur condition et de la raconter, pour elles-mêmes et pour les autres. Cette forme d’art qualifié d’« art handicapé » ou disability arts (ainsi que crip arts) regroupe les pratiques artistiques des artistes et non-artistes en situation de handicap qui traduisent leur expérience dans leur création. Non seulement leurs pratiques créatives permettent l’expression personnelle de ce qu’elles vivent mais elle présente aussi une capacité de mettre en mouvement un processus de refonte identitaire, allant de la perception d’avoir une identité réduite à sa souffrance à celle de devenir une personne créative grâce à diverses formes d’expression. Par l’expression artistique, l’image de soi se transforme, la personne ne peut plus être réduite à la seule étiquette d’handicapée. L’expression créative à travers l’art possède donc la capacité de transformer la vision qu’une personne a d’elle-même, contribuant ainsi au processus de redéfinition de soi.

 

Dessin 6. Je suis exclue

 

De l’isolement à l’inclusion dans la communauté 

L’expression artistique permet aussi aux personnes en situation de handicap de s’intégrer à une communauté et, de ce fait, de sortir de chez soi, de partager avec d’autres et de montrer ses œuvres. Ce sont autant de gestes susceptibles de révéler la force et la réalité de son art et de son expérience. En effet, l’exposition d’une œuvre offre la possibilité de sensibiliser le public à la condition des personnes en situation de handicap en donnant à voir leur univers symbolique.

 

Dessin 7. Que vais-je devenir?

Cette sensibilisation devient en soi une possibilité de faire évoluer les représentations que se font les gens en permettant de mettre en relation les créateurs et créatrices, ici les personnes vivant avec la migraine, et celles qui entrent en contact avec leurs créations.

 

Dessin 8. Que pourrais-je faire?

Art et Bien-être

Selon la définition de l’OMS (2018) du handicap d’après la classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé, les personnes migraineuses sont en situation de handicap. Leur réalité les réduit souvent à ne se percevoir qu’à travers la maladie. Sachant que la création artistique leur est bénéfique, se pose alors la question des contextes de création les plus propices au bien-être.

La littérature indique que par l’entremise d’ateliers qui tiennent compte de la subtilité des facteurs qui peuvent déclencher une migraine, les personnes souffrantes peuvent évoluer dans l’exploration d’elles-mêmes, de leur intériorité et de leur douleur, tout en ayant la possibilité de socialiser par la présence d’autres personnes. Ce processus de création artistique inclut aussi la diffusion des œuvres produites, assurant ainsi la sensibilisation d’un plus large public. C’est une démarche qui me correspond. C’est ce que j’aimerais faire.

Dessin 9. Mais revenons en arrière

 

Petit dialogue très fréquent

– On me pose la question : As-tu essayé les filtres qu’on place devant son écran? Je réponds : Oui

– As-tu des lunettes qui filtrent la lumière bleue? Oui

– As-tu pensé à fermer ton rideau pour éviter la lumière de la fenêtre sur l’écran? Oui

– As-tu essayé les écrans qui sont faits pour les yeux sensibles? Oui

– As-tu…? Oui, oui, OUI! J’ai tout fait. Je suis à l’affut de tout ce qui se développe dans ce domaine depuis 2012… Un jour, j’ai même acheté un écran noir/gris pâle sans rétro-éclairage (qui fonctionnait tellement mal qu’on voyait les traces des mouvements de la souris… Ça faisait des fantômes sur l’écran, je n’y voyais plus rien.)…

– As-tu…? Non. Je suis fatiguée. Je voudrais fermer les yeux. Dormir. Sans la douleur.

 

Dessin 10. Les crocs de la douleur

Dessin 11. Petits calculs accablants

 

C’est donc à partir de ce croisement entre l’activité artistique, le handicap, le bien-être et la recherche que se révèle à moi le territoire dans lequel je découvre peu à peu des manières de faire de la recherche qui me sont accessibles et qui ne sont pas uniquement basées sur le numérique. Je choisis de relever le défi et de découvrir comment je peux faire de la recherche autrement.

 

Dessin 12. Enseigner en crise vestibulaire

Faire de la recherche par le dessin

L’anthropologue Tim Ingold (2013) reprend la formule du peintre Paul Klee, pour qui la pratique du dessin consistait à emmener la ligne en promenade, parce que la personne qui dessine ne commence pas à dessiner avec une idée préconçue. La personne qui dessine devient avec le dessin, la pratique est transformatrice, parce que la ligne dessinée s’élance à partir de la pointe du crayon en laissant une trace derrière elle. Les personnes qui dessinent seraient des itinérant·es qui laissent des traces en écho à leurs parcours de vie et ce serait dans ce mouvement vers l’avant que loge la créativité de leur pratique. Une histoire dont le récit est dessiné et donc toujours en mouvement, toujours vivant.

 

Dessin 13. Le chapeau de l’espoir

 

Dessin 14. Trouver le AUSSI de la recherche

Le texte, quant à lui, peut être manuscrit ou produit par ordinateur et prendre la forme d’un fichier Word ou PDF, par exemple. Reprenant l’idée de Klee, la ligne manuscrite pourrait être vue comme progressant en même temps que le récit, par sa fluidité, ses élans changeants, sa faible structure contraignante. Elle est vivante. Pour leur part, les caractères des mots produits avec nos outils bureautiques sont sous contrôle, standardisés, nets et froids, ces mots et ces phrases ne vibrent pas (vous qui lisez ceci à l’instant, le ressentez-vous?). Non, la ligne numérique ne part pas en promenade et n’a aucune personnalité. En effet, « il y a plus de mouvement dans une seule trace d’écriture manuscrite que dans une page entière de texte imprimé » écrit Ingold (2013). On comprend aisément que la ligne dessinée et celle de l’écriture manuscrite sont de même nature. Ainsi, l’écriture manuscrite et le dessin, tous deux partis en promenade, font faire des découvertes à la personne qui tresse les mots et les images et, au fil du récit, cette démarche devient une véritable méthode de recherche.

 

Dessin 15. Comment aborder le AUSSI

 

Dessin 16. Un AUSSI enchevêtré

 

Dessin 17. Le AUSSI en rhizome

 

Dessin 18. Brain Fog

 

La méthode

Faire de la recherche autrement supposait donc que je ne procède pas de manière classique. Je dessinais et j’écrivais ce qui allait devenir mon récit, celui que vous êtes en train de lire.

 

Dessin 19. (Se) chercher

D’un côté, je vivais les épisodes de migraine et leurs effets; de l’autre, je me regardais en train de les vivre et je prenais des notes (des bribes de texte, des dessins), je m’écoutais de manière intuitive, sensible, réflexive et attentive à ce qui émergeait en moi au fil de mon expérience.

 

Dessin 20. Le 13 mars 2020

 

Je n’en peux plus. À passer toute la journée de l’ordinateur au lit et en retour, je vais y laisser ma peau. Passer de cours en classe à des cours en ligne, je veux bien, faire toutes les réunions sur Zoom ou Teams, d’accord, et en plus, il y a aussi à écrire des articles, etc., mais pour moi, ça se compte en nombre de crises que je vais me taper, en nombre de Triptan2 que je vais devoir avaler. En douleur, écrasée au fond du lit, dans le noir, perdue dans une brume mentale incolore, léthargique, alors que je dois absolument sortir promener ma chienne. Je n’y arriverai jamais.

2. Les Triptan sont des médicaments conçus pour couper les crises de migraine. Ils ne sont pas nécessairement efficaces pour tout le monde. Il est recommandé de ne pas en prendre pendant plus de 8 à 10 jours par mois. À défaut, un sevrage deviendra nécessaire (Migraine Québec).

 

Dessin 21. Marcher, marcher

 

Ainsi, au fil du temps, des jours de confinement, des promenades d’hiver sans bonnet (pour laisser le froid agir sur la douleur migraineuse), des nuits douloureuses, j’ai capté sensations, réflexions, intuitions, images et émotions qui ont constitué la source première de mon exploration. J’ai accumulé ces traces dans le but de faire part de mon expérience sous une forme créative, à la fois visuelle et textuelle.

 

Dessin 22. La migraine en pandémie

 

Le récit autobiographique

Avec une pratique artistique personnelle en arts visuels comme moyen d’expression premier, j’ai adopté une posture autobiographique, où l’écriture a pris la forme d’un récit d’évocation qui s’apparente aux romans graphiques, sans pour autant être aussi abouti. Je me suis également inspirée de la pratique de Graphic Medicine3 où les auteurs et autrices créent des récits en lien avec leur maladie, généralement sous forme de bande dessinée.

3. https://www.graphicmedicine.org/, consulté le 16 mars 2022.

 

Dessin 23. Présentation des données

Je n’ai pas tout de suite trouvé de communauté de migraineux ayant une pratique visuelle mais j’ai fini par repérer une archive en ligne nommée Migraine Art4 ainsi qu’une publication au même titre, de Podoll et Robinson (2008) qui m’a bouleversée.

4. https://headaches.org/category/migraine-art/, consulté le 16 mars 2022.

 

Dessin 24. Émergence 

 

J’ai immédiatement senti que nous étions de la même famille, nous possédions des racines communes. Tant d’images existaient déjà, tant d’expériences de souffrance avaient été illustrées par des centaines et des centaines de personnes vivant avec la migraine. Ces images de ce beau livre sont les traces laissées par mes sœurs et mes frères de douleur.

 

Dessin 25. Semaine typique

Le texte du récit d’évocation atteint son but non pas en me donnant une solution concernant la maladie mais en me procurant un bien-être par le fait qu’en racontant mon histoire, je peux mettre en lumière le lien étroit entre moi, la chercheure, et la recherche, qui est le travail que j’aime faire. De même, en dessinant, je m’exprime d’une manière qui m’apporte beaucoup de joie.

 

Dessin 26. Je m’effondre 1

Par ailleurs, une histoire racontée de manière accessible à un large public permet une plus grande sensibilisation aux réalités de cette forme de handicap. En passant par le récit de l’intime, je cherche à rejoindre et à toucher mon milieu professionnel, contribuant ainsi, je l’espère, à susciter le questionnement et le dialogue.

 

Dessin 27. Je m’effondre 2

Je ne suis pas la seule à avoir fait l’expérience des céphalées, des yeux secs et douloureux, des maux de cou et de dos qui se transforment au fil des années en condition bien plus préoccupante. Si on s’y arrête un tant soit peu, on peut saisir que nos environnements de travail sont des petites bombes à retardement qui explosent silencieusement dans nos têtes, dans nos corps, sous les néons des salles de classe, dans les locaux sans fenêtres souvent assez mal aérés, face aux écrans rétroéclairés aux millions de couleurs toujours plus intenses.

 

Dessin 28. Culpabilité grandissante

Une bribe de conversation me revient en mémoire…

– Je n’y arrive plus, malgré toute la rééducation faite avec vous, mes yeux n’arrivent plus à regarder un écran sans que la douleur transperce mon crâne en moins de deux minutes.

– Vous savez, me dit un spécialiste de la question, dans ma pratique d’optométrie, je vois de plus en plus de gens qui m’arrivent avec des symptômes qui s’apparentent vraiment aux commotions cérébrales, pourtant, vous n’êtes pas tombée, n’est-ce pas? Ça n’est pas ça…

– Les écrans sont en cause?

– Oh oui, et je vois de plus en plus de gens qui viennent consulter pour les mêmes symptômes…

 

Dessin 29. Sombrer

 

L’intention

Alors que le récit et cet article enchevêtrés l’un à l’autre pour ne faire plus qu’un se terminent dans quelques dessins, il est temps de revenir à ce qui fut l’élan qui m’a donné l’énergie nécessaire pour parvenir au bout de ce projet. L’intention de cette recherche faite autrement était de créer quelque chose qui puisse m’apporter du bien-être et vous toucher, aussi bien que vous informer.

 

Dessin 30. Prototyper

Il vous revient, alors que vous lisez ceci, de vous poser la question : vous sentez-vous en résonance5 avec le récit qui vous a été raconté? Résonne-t-il pour/avec/en vous, est-il source de vie, vous fait-il du bien? C’est ce qui compte avant tout. Adopter une posture qui donne de la vie à son travail permet d’entrer en résonance avec soi-même et avec le monde. C’est un projet inspirant.

5. Selon le philosophe Hartmut Rosa, une vie réussie est celle qui est menée en relation au monde et aux autres, en résonance avec eux. Se sentir en résonance donne du sens à sa vie, permet de se sentir relié·e à soi, aux autres et au monde. C’est un regard que l’on porte sur le monde qui permet de se sentir moins désemparé·e. Voir Hartmut Rosa (2018), Résonance, sociologie de la relation au monde, Paris, Éditions de la Découverte.

 

Dessin 31. L’arrivée du printemps

 

Dessin 32. V pour Vertigineuse


À propos

Cet article s’inscrit dans le cadre du projet Dessine-moi… ta migraine/ta douleur chronique/ton handicap, mené à l’UQÀM par Isabelle Mahy en collaboration avec Evelyne Bouchard (artiste multidisciplinaire) et Migraine Québec. Il s’agit d’une recherche participative sur l’autoreprésentation par la création visuelle pour et par les personnes vivant ces réalités.

Isabelle Mahy a été professeure agrégée au Département de communication sociale et publique, Université du Québec à Montréal durant 16 ans. Elle y est aujourd’hui professeure associée. On peut communiquer avec elle par courriel.

Cet article est une adaptation de l’article suivant : Mahy, I. (2022). La vertigineuse ou quand le handicap fait du récit graphique un processus de recherche. Communication, Vol. 39/1(Vol. 39/1). 7 

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2 Commentaires
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Cécile
Cécile
il y a 3 mois

Bonjour, votre expérience se rapproche de ce que je vis également, malheureusement ce ne sont pas les écrans pour moi mais n’importe quelle surstimulation accompagnée de Stress de fatigue, la lumière la chaleur un mouvement… je comprends tellement votre récit invivable..
Vos dessins sont très parlants pour moi.
Bravo!

Bonne continuation

Edimestre
il y a 3 mois
En réponse à  Cécile

Merci pour vos bons mots sur cet article. Bonne continuation à vous également.